OÙ EST L’URGENCE ?

by | Mar 20, 2019 | Chronique

 L’urgence en matière
d’ordonnance de sauvegarde et d’injonction provisoire

  • Quelques décisions récentes et très médiatisées nous rappellent que l’émission d’une ordonnance de sauvegarde et/ou d’une injonction provisoire est soumise à des règles d’application strictes et demeurent exceptionnelles. Plus particulièrement un des critères retenus par la jurisprudence et qui semblent faire régulièrement défaut de l’argumentaire présenté par les plaideurs qui requiert l’émission d’une ordonnance de sauvegarde, est le critère de « l’urgence ».

  • En effet, la Cour dans la décision impliquant l’ancienne Ministre Nathalie Normandeau et son ancien employeur, réitère que les caractéristiques propres à l’ordonnance de sauvegarde s’apparentent à celles d’une injonction provisoire[1]. De ce fait, la Cour reprend les critères bien connus et qui sont propres à l’injonction provisoire et l’ordonnance de sauvegarde incluant notamment le premier critère que doit rencontrer celui qui requiert l’émission d’une ordonnance de sauvegarde, soit le critère de l’urgence.

  • L’urgence doit s’évaluer en fonction des faits particuliers de chaque dossier, mais l’urgence demeure un critère essentiel à l’émission par le tribunal d’une ordonnance de sauvegarde et ce critère doit être apprécié « d’une façon stricte et rigoureuse », de conclure l’honorable juge Suzanne Ouellet, j.c.s. dans cette même décision. En fait, sans la démonstration claire d’une situation d’urgence la Cour refusera d’émettre une d’ordonnance de sauvegarde ou une injonction provisoire et refusera souvent de même examiner les autres critères applicables.

  • Dans ce dossier particulier de Mme Normandeau, la Cour conclut très rapidement à l’absence d’urgence en ces termes « Considérant également les motifs de ce jugement exposés au chapitre du préjudice irréparable, il n’y a pas d’urgence, « dans le sens que l’intervention immédiate du Tribunal est nécessaire».

  • La situation difficile vécue par Mme Normandeau suite à son congédiement était celle inhérente à toute personne qui est injustement congédiée. L’urgence n’était donc pas présente puisqu’un jugement sur le fond pourrait rétablir la réputation et la perte économique de Mme Normandeau, le cas échéant.

  • Dans les deux récentes décisions impliquant la compagnie Uber et l’industrie du taxi[2], c’est encore la question de l’urgence qui a fait défaut au niveau de la demande d’émission d’une injonction provisoire. Encore ici, dans ces deux dossiers, la Cour mentionne clairement « Il est bon de rappeler avant d’enchaîner que l’empressement d’en finir ne doit pas être confondu avec l’urgence requise en cette matière et qu’alléguer le caractère raisonnable de la mesure réclamée ne suffit pas». En fait, la Cour veut éviter que les parties tentent d’obtenir un jugement rapidement sans que les questions soulevées fassent l’objet d’une audition complète sur le fond. Encore ici, le préjudice matériel, quoiqu’important qu’il puisse être, pourra éventuellement faire l’objet d’une compensation adéquate, il n’y a donc pas d’urgence d’agir au sens que l’intervention immédiate du tribunal est essentielle.
  • Également, les tribunaux seront toujours réticents à rendre une ordonnance de sauvegarde alors que l’urgence ne résulte que de l’inaction du demandeur à s’adresser à la Cour afin d’obtenir une ordonnance de nature à préserver ses droits.[3]

  • Par contre, dans une autre décision récente, la Cour supérieure dans la décision Rioux Pharmacie Frédéric Martin [4] ordonne, dans le contexte d’un litige entre actionnaires, qu’il soit procédé de manière urgente à la vente des actifs d’une personne morale. La Cour indique alors que l’urgence a été démontré alors que le promettant acheteur menace de retirer son offre d’achat des actifs. Ce qui est étonnant à première vue dans cette décision c’est le résultat de l’ordonnance qui aura un effet permanent qui s’apparente généralement à un jugement rendu au fond et non pas à des ordonnances de sauvegarde. Les passages suivants illustrent bien la manière dont la Cour a expliqué son raisonnement à la base de l’émission d’une ordonnance de sauvegarde ordonnant la vente d’actifs à une tierce partie :

[41]        Face à cela, le Tribunal considère qu’il lui est possible, lorsque les circonstances s’y prêtent, de prononcer une ordonnance de sauvegarde malgré la conséquence, de nature finale, qui s’en dégage. Cela n’est ni habituel ni la norme mais la chose n’est pas interdite.

[42]        D’ailleurs, quand on y pense, l’affirmation contraire serait paradoxale. En effet, si le demandeur a raison, sur le fond, d’exiger des défendeurs qu’ils souscrivent à la vente, et qu’on lui nie le droit de le demander avant l’échéance de l’offre, ce demandeur risque de subir les conséquences d’un jugement final inefficace. Il ne pourra forcer telle vente après l’expiration du délai prévu à l’offre. On a alors un résultat opposé à celui que permet une injonction interlocutoire provisoire.

[43]        En résumé, le Tribunal estime possible, dans des circonstances spéciales, d’émettre une ordonnance comme celle qui lui est demandée en autant, bien entendu, que les critères connus soient établis. Il arrive parfois qu’il faille intervenir préventivement, avant la survenance du dommage, même si le retour en arrière ne sera plus possible.

  • Nous ne pouvons passer sous silence la décision Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration  Ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion[5] alors que la Cour a rendu une ordonnance provisoire, valable pour 10 jours (qui pourrait bien être converti en ordonnance de sauvegarde pour valoir jusqu’à l’adoption du projet de loi, qu’importe la date de cette adoption, ou jusqu’à l’obtention d’un jugement sur l’injonction permanente selon ce que rapportait divers médias) en raison du caractère manifestement urgent de la situation et ce, malgré les représentations contraires du Ministère, alors que pour la Cour : … l’écoulement du temps jusqu’à un jugement interlocutoire causerait préjudice aux candidats qui auraient reçu un Certificats de sélection du Québec dans l’intervalle.

  • En terminant, il arrive fréquemment que les plaideurs sous-estiment l’importance de démontrer de manière convaincante que la situation visée en est une qui respecte les critères de l’« urgence » lorsqu’ils requièrent l’émission d’une injonction provisoire ou d’une ordonnance de sauvegarde. C’est pourtant le premier critère que la Cour examinera et qui fera l’objet de la plus vive opposition par la partie adverse. Le plaideur aura donc avantage à concentrer d’abord ses efforts à démontrer l’existence d’un préjudice irrémédiable et requérant une intervention immédiate des tribunaux.

 

[1] Normandeau c. Cogeco Média inc., 2016 QCCS 2890 par. 8

[2] Regroupement des travailleurs autonomes Métallos, section locale 9840 c. Québec (Procureure générale), 2016 QCCS 4491 et Regroupement des travailleurs autonomes Métallos, section locale 9840 c. Uber Technologies inc., 2016 QCCS 4626

[3] Landry c. Fieldex Exploration inc., 2017 QCCS 6198 (CanLII)

[4]Rioux c. Pharmacie Frédéric Martin, Marie-chantale Côté et Denis Rioux inc., 2017 QCCS 1307 

 

[5] Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration c. Ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, 2019 QCCS 566

Alexandre Ethier

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